Les tisserandes de Potolo

Publié le par terre-de-femmes.over-blog.com

Tisserandes-de-Potolo--11-.JPGPotolo, Bolivie, juillet 2013

 

Le petit village de Potolo, accessible par une piste de latérite par endroits vertigineuse, n'a pas échappé à la conversion religieuse. Sur la place du village, l'église arbore fièrement sa façade blanche comme neige, face à la statue des 2 héros résistants, qui ont contribué à sauvegardé l'honneur et la culture quechua de la région.

Les habitants se disent catholiques, cependant, certains us et coutumes traditionnels ont été préservés. Ils se retrouvent notamment dans certains rituels animistes réalisés avec bien sûr des feuilles de coca, des figurines en sucre et des foetus de lamas, mais également dans la musique, les danses et les tissages.

 

Au coeur des montagnes andines, dans les environs de Sucre et de Potosi, les femmes tisserandes expriment dans leurs motifs différents langages, selon leur origine, qui représentent tour à tour le monde céleste, le monde des humains et le monde souterrain. Ce sont, dans ces trois régions voisines, trois styles de tissages radicalement différents, qui pourtant se complètent et dialoguent entre eux.

 

Tisserandes de Potolo (1)A Tinguipaya, dans les hautes terres de Potosi, c'est du monde céleste dont parlent les femmes tisserandes. Elles utilisent un langage abstrait, fait de zigzag et de losanges, aux tonalités lumineuses, symbolisant ce monde “d'en-haut”, le Gloria ou Janaq Pacha.

 

A Tarabuco, dans les environs de Sucre, en pays Yampara, les tissages contiennent des éléments abstraits associés à un langage figuratif détaillé, traduisant la vie de tous les jours (naissances, travail au champ, fêtes, danses, enterrements...). Ce sont de minuscules figurines répétitives d'hommes et d'animaux qui remplissent l'espace des tissages yamparas. Ce langage exprime la Kay Pacha (le monde d'ici), la vie sociale et le paysage que l'homme prétend dominer. Dans ce pays, les hommes aussi tissent, des figures d'hommes et d'animaux grandes, simples, colorées, d'un tout autre style que le tissage des femmes.

 

En pays Jalq'a, les femmes tisserandes utilisent seulement un langage figuratif, parlant de l'Urku Pacha, le monde d'en-bas, le monde sacré de l'intérieur, des profondeurs et des endroits éloignés, isolés, peuplés d'animaux extraordinaires non dominés par l'homme, tout droit sortis de l'imaginaire.

 

Tisserandes de Potolo (7)Clara, Esperanza et Leona, mère et filles, vivent à Potolo, en pays Jalq'a. Esperanza a appris à tisser avec sa mère, à coups de baguette de fer sur les doigts si elle se trompait ou qu'elle ne retenait pas bien ! Esperanza, à son tour, a enseigné cette technique très particulière qu'est le tissage Jalq'a à sa petite soeur... répétant les coups de baguette qu'elle avait elle-même reçus ! La fille d'Esperanza, Sandra, n'a que 10 ans. Elle a encore 2 ans pour se décider à apprendre. Pour l'instant, elle dit qu'elle ne veut pas, lorsqu'elle voit la difficulté de la tâche. Elle préfère se tricoter une écharpe.

Ce mode de tissage est en effet non seulement long et compliqué au niveau technique (il exige de la dextérité et de la mémoire), mais également pénible au plan physique. La position longtemps tenue fait souffrir les rotules, le dos, les épaules, fatigue les yeux. La tisserande s'assoit en tailleur devant son métier, les yeux rivés sur les motifs à suivre, en même temps qu'elle doit imaginer la suite des dessins, animaux étranges imbriqués les uns dans les autres, la tête en bas, pour rendre un ensemble qui doit paraître à la fois chaotique et harmonieux.

 

Tisserandes de Potolo (6)Tout l'art et la technique de ce tissage réside dans la complexité des motifs et leur imbrication. La tisserande expérimentée crochette à une vitesse incroyable ses fils avec une grande aiguille, passant tantôt le rouge, tantôt le noir par devant, pour faire surgir progressivement ici une aile d'oiseau, là une tête de dragon ou des pieds d'équidé, bref le fruit de son imagination.

Chaque œuvre est unique, marquée par la personnalité et l'expertise de celle qui la réalise. Un travail d'artiste.

 

 

 

 

A 55 ans, Clara, la mère, ne peut plus tisser. Elle n'y voit plus assez. Elle préfère passer ses journées dans les champs pour garder ses moutons, tout en filant la laine, histoire de continuer à occuper ses mains.

Tisserandes de Potolo (8)Il y a quelques années, elle a été employée par une ONG locale, qui, pour relancer le tissage traditionnel, source importante de revenu secondaire pour les femmes de ces régions, a ouvert des ateliers d'apprentissage pour les jeunes filles. Revaloriser ce savoir-faire permet non seulement de conserver la tradition, mais surtout de lutter contre l'exode rurale.

Ainsi, dans les plus gros villages de la région, une poignée de jeunes filles bénéficient chaque année de l'enseignement des femmes les plus expertes, afin de pouvoir rendre des œuvres de haute qualité qu'elles pourront vendre un bon prix. Un tableau de 1 mètre carré peut être réalisé en 3 ou 4 mois, à raison de 3 à 4 heures de tissage par jour (les femmes tissent quand elles ont le temps, après le déjeuner de midi, et le soir après que les enfants soient couchés), qui leur fera gagner de 2000 à 2500 pesos (soit 220 à 270€). Les plus expertes peuvent vendre 4 à 5 grandes tapisseries par an, pour un revenu total entre 8000 et 12500 pesos... au prix auquel l'ONG leur achète actuellement, soit un salaire juste et “équitable”.

 

Tisserandes de Potolo (5)Les femmes Jalq'a, ainsi que les autres femmes de cette région ont en quelque sorte de la chance d'avoir pu bénéficier de ce programme de relance du tissage. Car elles n'ont pour l'instant pas besoin de d'aller chercher elles-mêmes les marchés. C'est l'ONG qui s'occupe de tout... mais pour combien de temps ?

En effet, le projet repose sur la volonté d'une personne en particulier, une dame devenue âgée, et sur des financements externes, internationaux. Or, les financements externes ont tendance à diminuer, alors que le projet ne s'autofinance pas. Cela veut dire qu'il faudra sans doute à terme sacrifier les ateliers de formation, à moins que les femmes s'organisent entre elles dans les villages pour poursuivre bénévolement l'enseignement, qu'elles acceptent de donner un peu de leur temps pour les plus jeunes. Mais vu le contexte, cette idée me paraît loin d'être réalisable, en tout cas à court terme.

 

Tisserandes de Potolo (3)D'un autre côté, il y a bien des techniciens qui assurent le suivi dans les communautés, mais sont-ils aussi passionnés et volontaires que la fondatrice ? Qu'adviendra-t-il de ce projet après celle qui l'a initié ?

Dans chaque communauté a été créée une association, afin d'organiser les relations avec l'ONG. Cette dernière joue à ce niveau un rôle moteur et fédérateur. Elle contrôle la qualité des œuvres qu'elle achète et qu'elle revend, dans sa boutique attenante à un très beau musée de l'art indigène, et sur les foires. Elle a impulsé la création d'associations, mais les femmes (et quelques hommes en pays Yampara) travaillent en fait de manière individuelle, chacune chez soi. L'atelier sert aux formations, mais pas à regrouper les artisanes pour travailler ensemble.

 

Ces artisanes travaillent depuis des années, voire des générations, confinées chez elles, ce qui correspond à leur façon de vivre. D'autre part, elles se font une concurrence rude et jalousent celle dont c'est le tour d'accueillir et de donner des cours de tissage aux visiteurs qui passent par leur village. Ces femmes n'ont en fait pas l'habitude de se regrouper, de travailler ensemble. L'activité des champs est une activité familiale avant tout, pas communautaire. L'esprit collectif n'existe pas vraiment.

 

Tisserandes de Potolo (2)Alors comment pourrait-on imaginer regrouper ces artisanes en coopératives, autogérées et autofinancées ?

Comment pourrait-on impulser la création d'organisations, non plus « bénéficiaires », agissant sous les directives de l'ONG « mère », mais devenant parties prenantes d'un projet collectif, participant aux décisions qui pourraient se prendre au niveau fédératif avec les autres organisations collectives des autres communautés ?

Cette réflexion serait à mener pour les années à venir, l'ONG l'envisage-t-elle ? On peut toujours rêver..

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Z
Hello sabine,<br /> Rattrapé mon retard de lecture. Eté très occupée ces derniers mois. Je vois que tu continues ton périple. Tes articles riches donnent une idée merveilleuse de cette expérience. Porte-toi bien
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