Nouvel an Aymara sur le Salar
Uyuni, Bolivie, 21 juin 2013
21 juin, jour du solstice. Avant l'aube, bus et voitures venus de toutes parts convergent vers un point noir, à peine distingué dans la pénombre, petite île sauvage perdue au cœur de cette vaste nappe d'un blanc immaculé, éblouissante et mystérieuse, qui s'étend à perte de vue, le Salar d'Uyuni.
Toutes les communautés des environs se retrouvent sur le versant sud de l'île pour fêter l'évènement. Certaines viennent même de loin : La Paz, Potosi, Oruro. Quelques uns sont arrivés la veille au soir, d'autres ont voyagé toute la nuit, dans le froid piquant, pour se retrouver sur cette terre sacrée au lever du soleil, en ce jour particulier symbolisant le nouvel an Aymara.
7 heures. Les premiers rayons émergent à l'horizon sur l'immense étendue salée. Nous marquons un arrêt pour saluer l'arrivée du soleil. Chacun fait un vœu, les paumes de mains offertes au Dieu Inti.
La salutation au Soleil effectuée, un groupe de Chamans entame une marche en cercle autour du lieu de culte, en psalmodiant et chantant, au milieu des fumées d'encens. Cérémonie d'offrandes à la Terre Mère (Pacha Mama) et au Dieu Soleil (Inti), pour implorer protection et bonne récolte.
Ils transportent une maquette constituée de montagnes, de volcans et de fleuves, qu'ils amènent jusqu'au lieu central de la cérémonie, au pied du rocher. Ils déposent à côté le calendrier Aymara, associé aux temps de semences et de récoltes, ainsi que des gerbes de quinoa, la céréale antique cultivée sur les terres fertiles volcaniques, base de l'alimentation des Boliviens de l'Altiplano.
Puis c'est au tour des musiciens et danseurs d'entamer leurs rondes. Ils joueront et danseront toute la matinée, dans une belle cacophonie d'airs et d'instruments variés, selon la communauté à laquelle ils appartiennent, aidés par l'alcool et les feuilles de coca.
Ils sont venus fêter l'évènement dans leurs plus beaux apparats : ponchos, bonnets, chapeaux, pantalons, jupes et châles brodés ou tissés, baluchons chargés de couvertures et de plantes à offrandes, sans oublier la petite pochette accrochée par une cordelette autour du cou, contenant les feuilles de coca, qu'ils mastiquent toute la journée.
Les différents costumes et instruments permettent de reconnaître les origines des communautés. Costumes, musiques et danses sont codés.
Les musiciens se placent au centre, et jouent en tournant, pendant que les danseurs, par couple, effectuent une ronde autour des musiciens, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre.
Le concert sonorisé d'un groupe de musique andine, se déroulant sur une scène montée pour l'occasion, ne les dérange aucunement.
Nos musiciens continuent à souffler dans leurs drôles de flûtes, tambouriner, chanter, accompagnés de leurs danseurs, pendant que les visiteurs, en tenue de ville (jean, baskets) se trémoussent devant la scène.
D'autres groupes se forment, les caciques et leurs épouses, élus des communautés, venus faire en ce jour spécial leur passation de pouvoir. Ils disposent un autel mobile composé de bâtons fleuris et enrubannés, construit en forme de tipi, puis posent au sol une couverture sur laquelle sont étalés feuilles de coca, alcool et diverses offrandes.
Puis se succèdent les couples, les joues déjà garnies de feuilles de coca. Ils s'agenouillent face au soleil, et prononcent des paroles spéciales dans leur dialecte, faisant tourner au dessus de leur tête un sac rempli de feuilles de coca, dans un sens puis dans l'autre, avant de verser les feuilles sur la couverture, en signe d'offrandes.
Plus loin, un attroupement attire l'attention. Sur de grandes couvertures étalées par terre, ont été disposées en tas bien ordonnés diverses céréales et pommes de terres andines, encore toutes chaudes, prêtes à être mangées. Elles ont été apportées par les communautés, en guise de partage.
Ces offrandes à la terre mère seront dévorées en un rien de temps par toutes les personnes présentes. Certaines, bien prévoyantes, remplissent leurs casseroles, tandis que les autres tentent de se frayer un passage dans la cohue pour glaner quelques fèves, une pomme de terre et une poignée de maïs qu'ils emportent dans un coin de leur poncho.
Au milieu de la matinée, on amène deux lamas devant les autels. Ils ont les yeux bandés. Les caciques et leurs femmes, à tour de rôle, leur déversent sur le dos des feuilles de coca et quelques gouttes d'alcool. Les pauvres bêtes seront ensuite sacrifiées, la gorge tranchée. Seuls les initiés peuvent assister de près au sacrifice, regroupés en rond autour des animaux.
Puis hommes et femmes se succèdent pour récupérer quelques gouttes de sang sur la gorge des lamas, qu'ils portent à leurs lèvres. Ils se regroupent ensuite à nouveau en forme de cercle, pour écouter la parole des caciques. Puis la musique reprend de plus belle, et les danses avec.
En fin de matinée, une troupe de théâtre vient présenter l'histoire de la Bolivie en quelques chapitres, sous les regards attentifs des participants à la fête : la vie rituelle avant la colonisation, toute en harmonie, l'arrivée des espagnols assortie des massacres et des conversions forcées, la rébellion et la libération, le débarquement du capitalisme nord-américain et ses effets dévastateurs, la lutte des indigènes pour repousser le capitalisme afin de conserver leurs cultures et leurs traditions, et une fin heureuse, faite de danses et d'un cri final nationaliste. Viva Bolivia !
La matinée touche à sa fin. Le soleil est au zénith. Le bleu azur du ciel tranche avec le blanc éblouissant du sel.
Peu à peu, les communautés plient bagages. Certains ne s'arrêtent plus de jouer, tous bien imbibés de l'eau de vie locale. Les troupes de soldats, venues pour maintenir l'ordre, battent en retraite. Les bus repartent sous le soleil de plomb, chargés de passagers souriants, enjoués par cette matinée aux tonalités festives et quelque peu magiques.
L'on croit que c'est terminé, mais la fête continue ! Les habitants de Tahua, la communauté voisine de l'île, et ceux qui savent, se sont donnés rendez-vous au village pour partager les grillades des lamas sacrifiés.
Ils continueront ainsi à festoyer et danser certainement jusqu'à l'aube du jour suivant.