Les artisanes de Sololà

Publié le par terre-de-femmes.over-blog.com

Ixkoq'a (22)El Tablon, Guatemala, mars 2013

 

1992, le conflit interne fait encore rage. Rigoberta Menchu, indigène d'un petit village de la province du Quiché, reçoit le prix Nobel de la Paix. Cela n'accélèrera pas le processus de paix dans son propre pays, mais marquera une date importante pour faire savoir ce qui s'y passe, de surcroît par une femme.

 

Julia n'a alors que 22 ans. Sa sœur aînée est partie depuis plusieurs années se cacher quelque part dans la forêt avec mari et enfants, comme de nombreuses autres familles, pour éviter de se faire massacrer par les forces militaires. Personne ne sait où ils sont.

 

Ixkoq'a (20)Au début de la guerre, toute la famille de Julia était réunie de jour comme de nuit dans la cuisine, une grande pièce au sol de terre-battue, avec comme seul équipement la cuisinière à bois. La nuit, tout le monde se serrait, les uns contre les autres, pour se tenir chaud et s'encourager. Mais un tel regroupement de personnes pouvait paraître douteux et finalement les mettre en péril. Chacun est donc rentré chez soi pour ne pas semer le doute chez les troupes de l'armée qui passaient régulièrement dans la communauté.

 

Julia est témoin des conséquences dramatiques de la guerre sur les familles. Sa famille a la chance d'être épargnée, restée neutre dans le conflit, mais devant alimenter à tour de rôle les troupes qui passaient dans le village, tantôt de l'armée nationale, tantôt de la guérilla.

Mais de nombreuses autres femmes se retrouvent veuves, avec enfants à charge, sans ressources autres que les quelques ares de Milpa léguées par leur défunt mari...

 

Ixkoq'a (11)1992, les femmes victimes du conflit commencent à se regrouper, pour s'entraider. Julia initie l'un de ces groupements dans sa communauté.

Le groupement prendra le nom d' Ixkoq'a', qui signifie Arc en Ciel. Un nom plein de promesses et d'espoir dans une période si tourmentée : l'arc en ciel surgit après l'orage, annonciateur du beau temps.

 

Le combat de la jeune Julia se passe sur plusieurs fronts, socioculturel, politique et économique. Il s'agit non seulement de rechercher l'autonomie financière indispensable pour la survie de ses famille, par le biais d'activités de production marchande, mais également d'assurer un accompagnement global des femmes à leur développement personnel, qui passe par la valorisation de soi, l'alphabétisation, la sensibilisation à l'usage de leurs droits, dans ce pays ultra-machiste où ceux-ci sont en permanence bafoués, et la formation à la participation citoyenne. Elle-même s'engagera politiquement dans sa communauté.

 

Julia est la huitième enfant d'une famille de 11. A l'instar de ses aînés, elle a pu faire des études et obtenir le diplôme du baccalauréat « sciences et lettres », qui lui donne accès à un poste d'enseignante.

Mais elle rêve d'autre chose, elle veut se battre pour améliorer les conditions de vie et de reconnaissance de ses concitoyennes, veuves, séparées, divorcées, célibataires.

 

Ixkoq'a (10)La plupart des autres femmes de la communauté n'ont pas été à l'école, elles ne savent par conséquent ni lire ni écrire, ne parlent que leur dialecte, certaines ne sont jamais sorties hors du périmètre de leur communauté, mariées à 15 ans et mères à 16. Mais elle ont toutes, sans le savoir, une grande richesse dans leurs mains : le tissage artisanal, savoir-faire transmis de mère en fille, perpétué depuis des générations.

Jusque là, le tissage servait exclusivement à confectionner les vêtements pour la famille. Il apparaît par conséquent évident, pour développer leurs ressources économiques, que les femmes d'Ixkoq'a' pourront s'appuyer sur ce savoir-faire ancestral afin de créer des produits destinés à la vente.

 

Pendant les années qui suivront, les différents groupements de femmes bénéficieront de formations techniques pour améliorer la qualité des produits, d'aide à la recherche de marchés, et les femmes se motiveront pour aller vendre leurs produits sur les foires et marchés locaux, régionaux, nationaux. Elles pourront même, pour certaines, passer la frontière du Mexique, où l'artisanat du Guatemala se vend très bien, tant aux habitants qu'aux touristes.

 

Ixkoq'a (15)20 ans après, les projets ont évolué, les groupements se sont structurés en associations formelles, déclarées.

La « mode » de l'alphabétisation et de la formation politique est passée, les Écoles Féministes concentrent leurs appuis sur l'aspect économique et entrepreneurial. Les formations se font sur les « bonnes pratiques » administratives, le calcul du coût de production et du prix de vente, la stratégie marketing, le plan d'affaires, l'aide financière directe porte sur la diffusion des produits...

 

Qu'est-ce que les membres des associations ont retenu de tout cela, sans suivi de ces formations techniques complexes ? Les plus instruites ont pu suivre, les autres n'ont certainement pas retenu grand-chose.

  

 

Ixkoq'a (13)La mise en place d'une chaîne de formation, qui consiste à ce que celles qui ont appris enseignent à leur tour aux autres, ne fonctionne par bien.

De plus et surtout, les habitudes sont tenaces. Si les modes de fonctionnement ne se changent pas du jour au lendemain dans nos pays, nous pouvons imaginer que cela peut être encore plus long et éprouvant dans ces organisations.

Les freins aux changements sont réels, même si les outils paraissent adaptés et peuvent même simplifier le fonctionnement. Ainsi, les outils « nouveaux », méthodes et documents venus de l'extérieur sont peu voire pas utilisés. Et la transcription d'une formation à la réalité de l'association n'est pas évidente. Cela interroge sur la qualité et la pertinence des modes d'intervention et de suivi des organismes de formation, ONG ou autres volontaires indépendants qui accompagnent les projets. Il n'y pas de lien et encore moins de coordination entre les différentes interventions, le degré d'efficience de la pédagogie utilisée est faible, et les évaluations inexistantes ou tronquées.

Et pourtant, les projets tournent, bon an, mal an.

 

A Ixkoq'a', comme certainement dans les autres associations, les freins sont encore nombreux. Et l'on constate que les problèmes rencontrés viennent d'avantage de l'intérieur que de l'extérieur. L'argument premier, qui revient dans toutes les associations où il y a production est de dire qu'il n'y a pas de marché. Faute à la crise, ou parce que les gens n'achètent pas. Cette situation cache une réalité bien plus complexe dans le fonctionnement même de l'association, et dans les capacités des associées à relever les défis qui se présentent à elles.

 

Ixkoq'a (18)D'abord, très peu de femmes ont la capacité de projeter. Seules les « leaders » détiennent la vision du projet. Les autres se contentent de suivre. Même si un potentiel créatif existe, il est difficile à exploiter faute d'élan et de vision à terme. Il y a même une certaine crainte à produire du nouveau, car on ne sait pas quels pourront être les résultats. Et si ça ne marchait pas ? La vision est négative, alors que la même question pourrait se poser à l'inverse : «  et si ça marchait » ?

 

Cependant, dans un contexte où les besoins primaires ne sont pas encore satisfaits, la souveraineté alimentaire étant une question aigüe dans ce pays, comment ces femmes pourraient-elles se projeter plus avant que le jour même ? Ce que veulent les femmes, c'est un revenu immédiat de leur travail, un travail qu'elle connaissent bien et qui les rassure, sans avoir à investir financièrement ni humainement pour le réaliser. En effet, à les entendre parler, tout est « coûteux » : l'action de tisser est fastidieuse, pour cela les générations suivantes ne veulent plus tisser, et la matière première est devenue chère. Or, dans le cas d'artisanes, cela semble difficile de passer outre ces deux contraintes.

 

Ixkoq'a (16)D'autre part, dans un contexte de forte concurrence et de faibles ventes, la solidarité n'est plus de mise.

Certaines femmes ne parlent toujours pas l'espagnol, ce qui reste un frein certain pour aller vendre dans les foires ou auprès des touristes. Elles comptent alors sur les autres pour vendre leurs produits, mais les ventes ne se font évidemment pas de manière équitable... alors les unes se plaignent et les autres se démotivent de ne pas être reconnues dans ce qu'elles font pour l'association.

 

Enfin, il est certain que les femmes ici sont avant tout des mères (cf. article « être femme au Guatemala »). Si de plus elles sont chargée de famille, la priorité va à leurs enfants, c'est à dire à être présente quand ils sont à la maison pour les nourrir et veiller sur eux. Elles sont par conséquent très peu disponibles, physiquement et intellectuellement, pour faire autre chose. Distribuer à ces femmes une commande en nombre devient par conséquent périlleux, car elles ne peuvent assurer ni la qualité, ni la quantité, ni le délai des produits qu'elles réalisent. Le rythme de leur production dépend totalement de leur vie de famille.

 

Ixkoq'a (14)Heureusement, il y en a qui, malgré les méandres et toutes ces contraintes, réagissent. Si elles ne sont pas satisfaites de la situation, elles cherchent à en sortir de manière positive. Elles sont quelques unes à relever les manches, à prendre des « risques ». Elles apprennent d'autres techniques, introduisent de nouveaux produits, font des essais, réajustent, passent des heures la nuit devant leur métier à tisser à créer des motifs, recyclent leurs tissus non vendus...

Il apparaît que l'évolution d'une association ne se fait pas de manière homogène. Les femmes ont des attentes et des capacités d'adaptation au changement différentes. Certaines sont arrivées dans une période d'assistanat complet, et n'entendent pas s'investir personnellement dans les actions à mener pour sortir de l'ornière, d'autres sont prêtes à passer à une autre dimension, plus entrepreneuriale.

 

Le meilleur qui pourrait arriver à Ixkoq'a' , et qui pourrait faire la fierté de sa coordinatrice-fondatrice Julia, serait que les 7 ou 8 femmes les plus motivées, qui ont compris l'intérêt d'élaborer un plan de travail, qui ont des idées à revendre, et des capacités entrepreneuriales, se détachent de l'association pour créer leur coopérative. Cette étape nouvelle de création d'entreprise n'est pas aberrante. Elle s'inscrit au contraire dans la logique de l'évolution de l'association qui s'est construite à partir de l'idée d'apporter à ces femmes les conditions de leur autonomie, voire de leur indépendance.

Ixkoq'a (17)

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